Portraits praguois

Au bout de quelques mois passés à Prague, on fini par s’habituer à cette nouvelle vie faite de bières et de frites, de règlements de factures à la poste et de tramways aux horaires inconstantes. Après le temps de l’acclimatation vient celui de l’observation, celle du paysage et surtout celle de mes nouveaux concitoyens. Portraits (work in progress).

C’est dans le tramways que l’on rencontre l’échantillon le plus vaste de la population tchèque. Du clochard en quête d’une bouteille salutaire à la jeune fille en fleur qui assiste à son premier ballet à l’Opéra d’Etat, tout y passe, même le plus fluo. La fille avait mon âge ; les cheveux long desséchés, abîmés par des teintures rouquines répétées sur la partie supérieure de sa chevelure. Elle portait un débardeur – fluo, donc : jaune fluo – au décolleté négligemment posé sur une poitrine pas si généreuse. Elle était grande, peut-être 1m70 ; en tout cas ses jambes étaient longues. Sous le débardeur, un short qui portait bien son nom. Difficile d’être plus petit : un bout de chaire postérieure dépassait déjà du coton molletonné. Ses jambes étaient longues, je l’ai déjà dit, mais loin d’être sportive, quoi qu’aurait pu laisser croire son apparat. Elle est descendue du tramway n°16 à Olšanské hřbitovy, trois stations avant moi. Sa chaire molle s’est agitée pendant la descente des marches, alors que son maquillage, lui, restait parfaitement immobile. Deux vieilles femmes en face de moi ont suivi son trajet comme moi, l’air impassible, une braise de réprobation luisait à peine au fond de leurs yeux.

Il court dans la rue, sous une pluie fine et tiède. La trentaine, un bermudas kaki et un tee-shirt blanc un peu délavé. Je le regarde sans vraiment le voir à travers la vitre du tramway qui s’ébranle tandis que, lui sur l’autre quai, ralenti. Le tramway n°9 qu’il tentait d’attraper est aussi sur le départ, trop tard pour lui. Je vois des gouttes couler le long de ses mèches de cheveux (bruns) et sur ses joues. Il a la bouche entrouverte et respire fort, il reprend son souffle. Mon tramway avance. Tout ça n’a duré que quelques secondes et je commence à tourner la tête quand soudain, l’homme porte sa main droite à son visage. Il appuie sur sa narine droite, penche la tête sur le côté pour éviter les éclaboussures et souffle fort. En pleine rue, au beau milieu de la journée, un Tchèque vient de se moucher sans mouchoir. J’ouvre des grands yeux ahuris et regarde autour de moi. Juste à côté, debout, se tient une jeune femme blonde, la trentaine je dirais. Elle aussi regardait à travers la fenêtre et elle aussi a vu la scène. Elle fronce les sourcils et son visage se tord dans une mimique de dégoût. Nos regards se croisent. « Ty vole, kluci! » (sorte de « putain, les mecs ») me dit-elle en secouant la tête, l’air résigné. Ah, l’homme tchèque ! J’en croiserai encore quelques uns, désarmés de toute pudeur, au cours de mes pérégrinations dans le pays.

Ils avaient cinq et six ans, ou presque. Affublés de gilets de sécurité routière jaunes, décorés du slogan « A l’école en sécurité, ils se serrent contre la vitre du tramway et s’accrochent à ce qu’ils peuvent. Je leur cédait un siège de peur qu’une embardée de l’engin ne les projette au sol. Pourtant, engoncée dans mon tailleur et perchée sur mes escarpins, je n’étais pas plus à l’aise debout qu’un mammifère nouveau-né. Les remerciements sont venus après un rappel à l’ordre de « Madame la professeur » alors que les jeux, eux, sont venus spontanément. La plus grande, la blondinette avec un cartable rose bonbon et deux couettes bien serrées qui encadrent son visage ovale et fin, m’inclue officiellement dans leur jeu d’un « alors, tu sais pas ? » Un pays qui commence par la lettre K… Kolumbie ? Ce serait trop beau, et pourtant ça passe. Je survie jusqu’au tour suivant : O. J’ai beau leur expliquer qu’en français O et U font « ou » et que donc Uganda (prononcez Ouganda) devrait me valoir un passe-droit pour le tour suivant, ni la blondinette à couettes, ni le garçon au pull Spiderman n’acceptent mes arguments, prononcés de toutes manières avec un  accent « trop bizarre » pour être recevables. Éliminée sans recours possible, je suis. De toutes façon le tramway approche de ma destination, Vodičkova. En descendant, seule le troisième membre du groupe, une brune aux cheveux coupés aux carré, pense à me saluer. Les deux autres sont plongés dans un débat sur les règles d’un nouveau jeu.

Elle a vingt-trois ans et trouver du travail semble mission impossible. Dans son domaine en tout cas, celui du théâtre et de la danse. Pas étonnant quand on sait que l’Etat consacre à peine 360 000 € au domaine des arts de la danse  (ici). Pourtant, des étudiants comme elle continuent de sortir diplômés de facultés d’arts du spectacle ou de sciences humaines avec l’espoir de trouve du travail dans un domaine qui les passionne. La politique ne lui inspire que des soupirs tandis qu’elle vide son verre de vin blanc de quelques traits. « On ne donne pas d’argent au théâtre, et voilà ce qu’on nous sert sur la scène politique ! » dit-elle, résigné. Une remarque qui fait sens avec ce dernier rebondissement et la fin de ce spectacle donné par Petr Nečas et ses acolytes, si mal notés par la critique publique (ici). Elle a déjà travaillé dans le cinéma et la production de spectacles et de manifestations culturelles. Elle a de l’expérience dans la réalisation de documentaire et des réseaux dans les milieux culturels et pourtant, l’angoisse du chômage augmente au fur et à mesure que la date de remise de son mémoire de fin d’études approche. Une bonne raison de prendre un deuxième verre.

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